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Une si longue marche

Dominique Loreau

interview

Nous avons rencontré Dominique Loreau pour une interview…

Au gré du temps, Dominique Loreau

Quel est votre plus ancien souvenir cinématographique et comment êtes-vous devenue cinéaste ?

Comme beaucoup de parents de la fin des années 1950, les miens avaient acheté une petite caméra Super 8 avec laquelle ils filmaient en N et B un peu tout ce qui se présentait à eux, dont leurs 3 enfants. Ils projetaient leurs petits films muets amateurs de 10 minutes sur un drap tendu sur un mur l’appartement. Il y avait tout un rituel pour tendre le drap, dans lequel il restait toujours quelques plis qui déformaient les plans. Lors de ces projections, je me souviens surtout des plans très picturaux de paysages urbains sous la neige, qui m’émerveillaient. Ce qui m’étonnait, c’était à la fois de revivre des moments vécus et de les découvrir avec un regard neuf sur l’écran, en éprouvant de nouvelles sensations et émotions. C’était comme vivre les choses deux fois. Mes parents louaient aussi des courts métrages en Super 8 de Laurel et Hardy et de Chaplin.

A 4 ans, j’ai commencé à aller au cinéma de quartier voir des films ou des dessins animés avec les enfants du quartier. J’aimais l’état second et la fascination dans lesquels ces films sonores, projetés sur grand écran, me plongeaient. A ce moment je ne faisais pas beaucoup la différence entre ces films et mes visions enfantines nocturnes où je voyais, sur le mur de la chambre, des animaux étranges ou des yeux qui me regardaient. Je suis devenue cinéaste un peu par hasard. J’aimais le cinéma, j’ai toujours éprouvé le besoin d’inventer des fictions pour moi-même et pour les autres, mais je voulais étudier la peinture. Quand ma meilleure amie m’a proposé de m’inscrire aux examens d’entrée à l’INSAS, j’ai relevé le défi par jeu, un peu comme un coup de poker. Je me suis inscrite en réalisation cinéma et elle en théâtre. Et on a toutes les deux réussi. Mais c’était un milieu tellement misogyne qu’il m’a fallu beaucoup de temps et de tâtonnements pour m’inventer des chemins de traverse et ma propre manière de filmer, ce que je trouvais à la fois inconfortable et passionnant.

Votre cinéma se situe à la frontière de la fiction et du documentaire…

J’ai commencé par réaliser 3 courts métrages de fiction en 35mm. J'ai réalisé que je m'intéressais beaucoup à ce qui se passait à côté du tournage, dans la réalité où s’inscrivait le film et aussi, que faire de la fiction était très lourd et encombrant matériellement.

Quand j’ai décidé de réaliser des films en Afrique je me suis aussi rendu compte que je ne pouvais pas faire de fiction classique. Je n’avais pas envie d’imposer entièrement ma vision des choses, d’écrire les dialogues à la place des gens, mais je voulais dépasser la réalité documentaire pure et créer des situations. J’ai préféré que les acteurs improvisent en suivant un canevas, en s’exprimant à leur manière, dans leur langue, en les impliquant dans le film. Cette manière de réaliser des films hybrides, entre documentaire et fiction, avec humour et une certaine distance, où se glisse une réflexion philosophique sous-jacente, me semblait la plus juste et la plus appropriée aux situations que je voulais traiter. J’aime laisser la place au hasard et aux surprises, aux rencontres, aux métamorphoses en train de se faire, qui transparaissent dans le film terminé. Quand la réalité résiste et réagit, et qu’il faut jouer avec ces résistances. Filmer, c’est une rencontre avec des gens, des lieux, des situations et la création d’une nouvelle réalité qui n’existerait pas sans le film, ce sont des actes de transformation de soi et du monde. Après, au montage, on remet les choses à distance. C’est un temps de réflexion, de re-création où, comme l’écrit Bresson on « rapproche les choses qui n’ont encore jamais été rapprochées et ne semblaient pas prédisposées à l’être ».

Comment avez-vous vécu cette période de dé⁄confinement ?

Au départ, je l’ai vécue comme une contrainte nécessaire. Mais j'avoue que je ne m'attendais pas à une telle impréparation et incohérence de la part du gouvernement : ce manque de masques, de matériel dans les hôpitaux, tous ces morts. Je savais que notre système de santé s’était fort dégradé, mais pas à ce point. Les leçons de morale, les injonctions et interdictions contradictoires édictées au jour le jour par les autorités, qui donnaient lieu à des amendes arbitraires, ces moments où on était pris en faute et infantilisés, où on ne savait plus ce qui était permis ou pas car ça changeait tous les jours, étaient révoltants. Et l’inquiétude et le malaise étaient permanents devant ces longues files devant les magasins, la peur des contacts, les regards méfiants, suspicieux, parfois hargneux.

J’ai du arrêter de donner cours en auditoire pour donner cours en ligne. Le manque de contacts avec les étudiants et les difficultés des cours en ligne ont augmenté l’impression d’une servitude totale vis-à-vis des logiciels et des algorithmes, et que tous les humains sont pris au piège d’un système globalisé qui développe une obsolescence des relations humaines, physiques. En même temps c’est internet qui nous a aidés à tenir, à nous occuper, à nous informer (ou à nous désinformer) et à rire de la situation grâce aux inventions pleine d’humour des internautes.

Qu’écrire, que créer dans un tel contexte ? J’étais, comme beaucoup, déconcentrée, suspendue aux nouvelles à essayer de comprendre ce qui se passait, de saisir les enjeux, de maitriser un savoir qui engage l’avenir, donc impossible de se concentrer sur autre chose… L’esprit était à la fois vide et complètement occupé. Comme l’a écrit Bernard Noël, il y a eu une captation mentale totale par le virus. Le virus contamine l’esprit, les émotions, le temps, l’espace, les rêves. Impossible de se projeter dans l’avenir. Donc on met sa propre pensée en berne en se disant qu’elle ne vaut plus rien par rapport à la tragédie du monde entier.

Terrible aussi était cette impression que le monde semblait pouvoir se passer des artistes sans se rendre compte que c’est l’art qui faisait tenir les gens : la musique, les films, les livres, la poésie. C’est comme si on pouvait se passer des artistes, vus comme des profiteurs, mais pas de l’art. Et à ce propos, j’ai la mauvaise impression que le cinéma risque de disparaitre au profit des petits écrans, des séries glanées sur internet et des jeux vidéos… Et en même temps je n’ai pas envie de retourner au monde écrasant d’avant.

Votre cinéma élargit les frontières du monde. Bien que l’on peut vous associer à l’anthropologie visuelle, si vous évoquez un ailleurs, c’est toujours un ailleurs en relation avec un ici (Divine Carcasse), ou un ici dont une des composantes est cet ailleurs (Les Noms n’habitent nulle part) ?

J’ai toujours cherché dans et par mes films à me confronter à d’autres mondes, à la complexité de réalités qui me mettent à l’épreuve, à me décentrer. Faire des films me donne le prétexte et le courage d’aller au bout de cette confrontation, de créer avec les personnes que je rencontre quelque chose de nouveau et de surprenant, des films qui à la fois se nourrissent des différences et les transcendent.

Divine Carcasse, Dominique Loreau
Divine Carcasse, Dominique Loreau

Ce sont toujours des rencontres qui me donnent l’impulsion de faire des films. En ce qui concerne l’Afrique, je me suis d’abord intéressée à ce qui se passait à Bruxelles où je rencontrais des africains, puisqu’il y avait une immigration importante et assez nouvelle qui me posait question. J’ai notamment rencontré le comédien Nar Sene à l’Insas. Quand je suis allée en Afrique de l’Ouest, j’avais lu des livres d’anthropologues et, évidemment, ce que j’ai découvert ne correspondait pas aux livres, c’était plus complexe. Je rencontrais une Afrique nouvelle, en pleine mutation, principalement urbaine, postcoloniale et néocoloniale, avec toutes les contradictions et les paradoxes que cela engendrait : les villes grandissaient à toute allure, et les gens voyageaient ou migraient de plus en plus en Occident, ce qui créait de nouvelles relations, de nouveaux problèmes, de nouvelles questions. J’ai mis dix ans avant de me sentir à l’aise pour filmer en Afrique, dix ans pendant lesquels j’ai tissé un réseau de relations.

Grâce à Philippe Woitchik, j’ai rencontré Tobie Nathan et j’ai filmé pendant un an ses consultations d’ethnopsychiatrie à Bobigny, ce qui été très important pour moi et a changé mon regard. Grâce aux passerelles entre les cultures, j’ai pu me décider à filmer Les Noms n’habitent nulle part et Divine Carcasse qui sont des films qui mettent toujours en relation un ici et un ailleurs, qui pour moi sont devenus deux ici et deux ailleurs.

Pour le film Au gré du temps, c’est quand j’ai rencontré le plasticien Bob Verschueren et que j’ai vu ses installations végétales éphémères en métamorphose permanente, à la fois pleines d’humour et de fragilité, une fragilité qui nous renvoie à notre propre condition éphémère (je venais d’avoir un accident de voiture qui avait bouleversé ma vie), que j’ai eu envie de réaliser un film philosophique sur notre rapport au temps et à la mort, un film qui remette en question l’idée traditionnelle d’un art qui n’existe que pour contrer la mort.

Et puis c’est ma rencontre avec Vinciane Despret qui m’a donné envie de faire le film Dans le regard d’une bête qui explore la frontière occidentale entre l’homme et les animaux, une frontière en réalité plus poreuse qu’on ne veut le dire ou le penser rationnellement. C’était une question qui m’avait déjà interpelée dans les années 1970, et que j’avais un peu abandonnée. J’ai filmé diverses situations de rapports, souvent contradictoires, entre le monde des humains et celui des animaux. J’aime mettre en lumière, dans mes films, les ambiguïtés, les contradictions.

Vous êtes aussi écrivaine… quels rapports vos écrits entretiennent-ils avec le cinéma, le vôtre et le cinéma en général ? Dans un texte poétique intitulé Filmer (dans le recueil Motus, 2019) vous comparez la caméra à l’arme à feu et parlez ensuite aussi des archétypes du cinéma…

J’ai toujours beaucoup écrit, en parallèle avec le cinéma. Au début j’avais envie de mêler littérature et cinéma et de faire un cinéma très littéraire, ce qui se faisait beaucoup dans les années 1970, et puis à la fin des années 1980 ces deux lignes se sont écartées, peut-être parce que j’ai fait un cinéma plus proche du documentaire où je me projetais dans des univers plus extérieurs, où c’était l’aventure du tournage, les rencontres avec des gens d’une culture différente, les métamorphoses, qui m’intéressaient. L’action, le jeu inventé avec les acteurs/personnages, le hasard et l’improvisation étaient plus importants.

Et entre deux films, comme j’ai besoin de me recentrer, de me retrouver, j’écris des textes plus proches de mon intériorité, des choses difficiles à exprimer par le cinéma, qui impliquent une recherche différente, celle de jouer avec les mots et les rythmes musicaux des phrases. Il y a des choses qui gagnent à être écrites plutôt que mises en scène avec des personnages réels dans des décors réels. Et à ce moment, les résistances ne sont plus celles de la réalité d’un tournage mais celles de l’écriture.

MOTUS
MOTUS

On me dit souvent que mon écriture est très visuelle. C’est vrai qu’il y a un côté très documenté. J’essaye de décrire des situations avec des détails très concrets et visuels. En général je retravaille des notes écrites à propos de choses vécues, vues, pensées, c’est mon stock de souvenirs. Et quand je me suis suffisamment détachée de la réalité vécue, je la convoque en sortant de mon histoire personnelle. Je stylise, je fictionne, je condense, je construis des fragments que j’agence dans une structure éclatée. En ce qui concerne le poème en prose Filmer dans le livre Motus, je ne suis pas la première à comparer la caméra, ou l’appareil photo (on vise, on tire, on mitraille), avec l’arme à feu. Filmer implique une prédation (les humains sont des prédateurs, rien que par leur regard) ; on cadre, on est sous tension, et on immortalise. Je pense que c’est inhérent à l’invention même du cinéma, et à tout notre rapport occidental au monde et à la nature, et que cela va de pair avec notre désir de nous approprier le monde. On dit : voler, capturer, saisir, des moments, les mettre en boîte. Filmer a quelque chose d’intrusif ; le filmeur croit qu’il se place en dehors du monde, comme un sujet par rapport à un objet qu’il va posséder.

Dans ce poème je décris mon rapport à un éléphant que je filme en gros plan dans un zoo, terrorisé par des explosions à peine audibles. Je suis gagnée par sa terreur, je m’y perds et m’y complais, en empathie avec lui. Je m’identifie à lui parce que je pénètre en très gros plan dans son œil, si près de lui que je finis par plonger dedans, comme si je passais de l’autre côté du miroir. Filmer c’est parfois aussi ça : un acte d’empathie, d’amour, presque sensuel, de fusion totale où on disparaît dans l’autre… c’est une illusion, mais les choses peuvent être très ambiguës : à la fois on possède et on est possédé. Quand on écrit c’est un peu pareil, on se met à distance du sujet pour trouver les mots, et en même temps on doit l’éprouver totalement, de l’intérieur, dans une sorte de transe.

Les archétypes du cinéma de fiction, par exemple dans des films de poursuites, me paraissent souvent caricaturaux et artificiels face au côté aventureux et à l’ambiguïté d’une expérience qui met en question notre rapport au réel. Car il y a d’autres cinémas possibles, ceux de la surprise, du changement de perspectives, du brouillage des frontières, qui créent de nouveaux récits et de nouveaux rapports au monde.



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